11

Il avait pu se passer aussi bien une minute que des heures depuis que Hedrock se trouvait assis là. Lorsqu’il put enfin recommencer à examiner les choses d’un oeil clair, il eut la sensation d’émerger des ténèbres. C’était fantastique de ne pas être mort. La volonté de vivre lui revint. Son regard s’était fait suspicieux sur les écrans des stats. Ils n’étaient plus guère que des fenêtres par lesquelles il considérait la masse des vaisseaux spatiaux qui l’entouraient. La crainte qui lui vint n’était pas pour lui-même, mais pour l’Homme. Ils étaient si nombreux, trop nombreux... leur nombre était comme un danger en soi.

Pourtant il était vivant. Et cela lui redonnait du courage. Ses doigts se dirigèrent vers le tableau de bord ; il jeta un coup d’oeil sur ses poursuivants, visa une ouverture entre deux des gros vaisseaux, il tira vers lui le volant de direction, attendit un instant que le petit appareil fût à la verticale et poussa à fond l’accélérateur blanc. Il pensait que la façon dont ils s’étaient assurés de lui était fondée sur un équilibre de forces dont il pourrait venir à bout par une brutale accélération.

Il s’arrêta de réfléchir, car il était dans le noir, non mentalement, mais physiquement ; Hedrock débraya la dérive. Il se rappela au bout d’un moment qu’il n’y avait pas eu le moindre mouvement de l’appareil. Il n’y avait rien autour de lui, ni navires, ni étoiles, ni ce soleil bleu qu’il n’avait pas oublié. Rien du tout. Ce n’était pas que les stats ne fonctionnassent point. Ils étaient branchés. Mais ils ne donnaient que des images noires. Au bout d’un moment, il fit le geste de toucher un bouton sur son tableau de bord. C’est alors qu’il eut comme une éclaircie. « Du métal ! » se dit-il.

Oui, il était entouré de métal. Cela signifiait qu’il se trouvait à l’intérieur d’un des kilométriques vaisseaux étrangers. Comment cela était-il arrivé, c’était un mystère, mais si l’on considérait que, là-bas sur Terre, les Fabricants d’Armes possédaient un système de transmission vibratoire qui permettait d’envoyer des objets matériels à grande distance et même à travers les murs, il n’y avait pas de raison de considérer comme impossible l’absorption de son petit appareil dans la cale d’un des énormes navires. Amèrement, il se rendait compte de sa situation et se sentait désemparé. Il se laissa aller sur son siège, épuisé par la vivacité de ses émotions, mais au bout d’un moment, il se sentit plus calme. Il était prisonnier, en somme, et il apprendrait en temps voulu quel sort on lui réservait. Il attendit tranquillement, mais les minutes passaient et ceux qui l’avaient capturé ne donnaient nul signe de vie. Comme il avait faim, il prit ses tubes nourriciers et se prépara un repas. C’est alors qu’il se demanda s’il faisait bien d’attendre ainsi les événements. Après tout, il avait affaire à des êtres intelligents. S’ils le laissaient en vie, c’est qu’ils avaient estimé qu’il n’était pas de valeur négligeable. Hedrock finit de manger et revêtit un scaphandre spatial. Il était nerveux, mais très décidé.

Prêt, il ouvrit le sas et réfléchit un moment à la distance qui le séparait de la Terre. Il se laissa tomber. Comme il n’y avait aucune pesanteur, il flottait dans l’air sous le coup du mouvement qu’il avait fait en quittant le sas. Sa torche lui révéla, sous lui, un couloir métallique aux murs nettement visibles, des murs qui comportaient des portes.

Situation très habituelle pour lui. Il lui fallait seulement essayer toutes les portes et franchir celle qui s’ouvrirait. La première lui livra passage sans effort de sa part. Après un moment de surprise, ses réflexes nerveux reprirent possession de son esprit fatigué, et il éprouva une vive surprise : il regardait au-dessous de lui une grande cité, depuis une hauteur d’environ trois kilomètres. Un brouillard lumineux montait de la ville, une ville située au milieu d’un véritable jardin d’arbres et de bosquets en fleurs. Au-delà, il y avait une verdoyante campagne, avec des prairies, des buissons et des ruisseaux qui brillaient. Dans le lointain, tout cela était animé d’un doux relief de vallons et de collines au-delà des arbres. Sauf que l’horizon paraissait assez limité, cela aurait pu être la Terre.

C’est alors que le second choc frappa Hedrock. Une ville, pensa-t-il, une ville pareille à une cité de la Terre, et tout cela dans un vaisseau spatial si grand que... non, son esprit ne pouvait admettre cela. Ce vaisseau qui lui avait semblé avoir deux kilomètres de long en avait donc cinquante, et il se promenait dans l’espace avec plusieurs centaines de son espèce, chacune de ces machines ayant les dimensions d’un planétoïde, et dirigée par des êtres supérieurs.

Hedrock se souvint du but qu’il s’était fixé. Réfléchissant froidement, il considéra la largeur de la plus grande porte. Il lui sembla que c’était suffisant. Il retourna à son appareil, se demandant un moment si les êtres mystérieux le laisseraient se déplacer. Cela dépendait de ce qu’ils voulaient faire de lui. Ses doutes ne durèrent pas puisque sa machine put s’élever doucement, glisser par la porte où il passait très largement et atterrir quelques minutes plus tard aux abords de la cité.

Arrivé à bon port, il resta immobile, laissant passer son énervement et se persuadant qu’il avait bel et bien réalisé ce qu’il voulait. Sans aucun doute, ils avaient leur dessein quant à lui ; il était donc ridicule de sa part de prendre des précautions, mais on ne savait jamais, elles pouvaient être utiles. Il analysa l’atmosphère. La pression dépassait légèrement sept kilos, il y avait quatre-vingt-dix pour cent d’oxygène, soixante-dix d’azote, la température était de quarante-deux degrés et la gravité de 1 G. Il s’arrêta là, constatant que les chiffres étaient à peu près les mêmes que sur la Terre.

Il quitta sa combinaison spatiale. Il n’était pas question de résister. Des créatures qui pouvaient en quelques minutes recréer pour lui les conditions terrestres le tenaient, le possédaient. Il sortit silencieusement de son appareil. Devant lui, s’étendaient des rues vides : c’était une cité déserte. Il n’y avait pas de vent, pas de mouvement. Les arbres étaient dans une mortelle immobilité, branches et feuilles figées dans une sorte de raideur. C’était comme un diorama sous verre, comme un paysage dans une bouteille, avec de petits sujets fixes.

Il se dirigea vers un immeuble d’apparence brillante, assez long et large, mais de peu de hauteur. Il frappa, produisant un bruit sourd, et ouvrit. Derrière la porte sans vestibule ni entrée, on abordait directement une petite pièce aux murs métalliques. Il y avait là un tableau de bord, avec un siège devant et un homme sur ce siège. Hedrock s’arrêta, stupéfait, en constatant que c’était lui-même qui était assis là et que ce n’était rien d’autre qu’une réplique du poste de pilotage de son appareil. S’avançant comme un automate, il espérait vaguement que ce corps allait disparaître, mais il n’en fut rien. Il se dit alors que sa main allait traverser sans résistance cette réplique de lui-même. Mais non : il sentit les vêtements, la chaleur du visage sous ses doigts. Le Hedrock qui était sur le siège de pilotage ne lui prêtait aucune attention et continuait à regarder l’écran du stat.

Hedrock suivit ce regard attentif et étouffa une exclamation lorsqu’il vit sur l’écran le visage furieux de l’Impératrice. Ainsi donc, ils rejouaient la scène de l’ordre ultime que lui avait donné Innelda, mais en muet, sans cette voix vibrante avec laquelle elle lui avait ordonné d’atterrir. Il attendit, se demandant quelle serait la suite du programme, mais bien que plusieurs minutes eussent passé, la scène demeurait la même.

Quoique très patient, il en eut assez et retourna vers la porte. Dehors, il détendit ses muscles, se disant, avec un rire crispé, qu’il venait de voir une scène fictive, quelque chose qui se trouvait dans sa mémoire et qu’on avait projeté d’une certaine manière. Mais pourquoi cette scène-là ? Et aussi bien pourquoi une autre ?

Sans réfléchir, il rouvrit la porte et jeta un coup d’oeil : la pièce était vide. Il ferma la porte et se mit à marcher très vite dans la cité, ressentant de nouveau l’épais silence autour de lui. Il parvint enfin à se relaxer, à se dire qu’il aurait à faire face à bien d’autres choses étranges de la part des êtres invisibles qui l’avaient capturé. Il y avait dans sa personne quelque chose qui les intéressait ; c’était donc à lui de les mener où il voulait en attirant leur attention, tout en essayant de découvrir le secret du contrôle qu’ils exerçaient sur lui.

Hedrock se dirigea brusquement vers l’imposante entrée d’un gratte-ciel de marbre, d’une trentaine d’étages. La porte somptueuse de celui-ci s’ouvrait, comme celle de l’immeuble précédent, directement sur une pièce que ne précédait aucune antichambre. Mais cette pièce était beaucoup plus grande que l’autre. Il y avait des armes un peu partout et des boîtes aux lettres aux murs. Cette fois, Hedrock réagit mieux sous le choc ; il comprit tout de suite qu’il se trouvait dans l’Armurerie de Linwood Avenue et que l’homme assis dans un coin, lisant une lettre, était Daniel Neelan. La discussion entre Neelan et lui allait donc être rejouée ici. Il s’avança, ayant l’impression qu’il y avait quelque chose de faux dans cette représentation. Cela n’était pas tout à fait comme il en avait gardé le souvenir. Il se rendit compte brutalement de ce qui était faux : lors de leur rencontre, Neelan ne lisait pas de lettre. Mais alors, se pouvait-il que cette scène représentât quelque chose qui s’était passé plus tard ?

S’étant placé derrière ce Neelan et jetant un coup d’oeil sur la lettre qu’il lisait, Hedrock constata que cette hypothèse était fort possible. L’enveloppe portait le cachet d’un bureau de poste martien. C’était le courrier que l’Armurerie avait promis à Neelan de conserver en poste restante, après qu’il fut allé au 1874 Trellis Minor avec Hedrock. Mais comment cela se pouvait-il ? Une chose était de reconstruire dans l’espace une scène tirée de sa mémoire, mais c’était tout autre chose que de représenter une scène à laquelle il n’avait pas participé, et qui de plus avait eu lieu à un nombre incalculable d’années-lumière d’ici, et voici presque deux mois. Il devait cependant y avoir une raison, de la part de ses geôliers, d’organiser des représentations aussi difficiles pour son seul bénéfice. Il lui vint à l’idée qu’ils voulaient lui faire lire la lettre que Neelan avait reçue.

Il se pencha pour la lire et il y eut alors une sorte de nuage devant ses yeux. Lorsque ce trou noir prit fin, il se rendit compte qu’il n’était plus debout, que c’était lui maintenant qui occupait la chaise et tenait la lettre. Le changement de décor était si stupéfiant que Hedrock ne put s’empêcher de se retourner pour regarder derrière lui. Pendant un long moment, il considéra ce qu’il voyait : son propre corps, raide, légèrement penché en avant, les yeux fixes ; lentement, il regarda plus bas – vers ce qui était en apparence les vêtements, les mains et le corps de Neelan. Et bientôt, il se sentit différent ; il partagea les pensées et les émotions de Neelan à la lecture de la lettre. Avant que Hedrock ait eu le temps de bien prendre conscience que c’était en quelque sorte... son « esprit » qui avait été introduit dans les formes corporelles de Neelan, Neelan se plongeait dans la lecture de la lettre de son frère Gil :

 

« Cher Dan,

 

Je puis maintenant t’informer de la plus grande invention de la race humaine. J’ai dû attendre jusqu’à maintenant, quelques heures avant notre départ, parce que nous ne pouvions pas risquer l’interception de ce courrier. Nous voulons mettre le monde actuel devant le fait accompli. Quand nous reviendrons, nous crierons la vérité sur les toits et nous montrerons des tas de documents et d’images à l’appui de notre récit. Mais venons-en au fait.

Nous sommes sept sous la direction du célèbre savant Derd Kershaw. Six d’entre nous sont des scientifiques. Le septième, un garçon nommé Greer, est en quelque sorte notre factotum, qui assure à la fois la tenue du journal de bord, les enregistrements, la surveillance de la cuisine automatique, et ainsi de suite. Kershaw lui enseigne également à piloter notre vaisseau, afin que nous puissions nous débarrasser de cette besogne secondaire...»

 

Hedrock-Neelan arrêta sa lecture. Cela lui faisait mal aux coeur. « Les enfants ! murmura-t-il. Les grands enfants ! » Et au bout d’un moment il réfléchit : ainsi donc, Greer n’était qu’un homme à tout faire. Voilà donc pourquoi il ignorait tout des questions scientifiques. Il allait poursuivre sa lecture, lorsque le moi de Hedrock se sépara momentanément de sa double conscience. Comment, pensa-t-il presque avec effroi, Neelan pouvait-il éprouver dans l’instant un sentiment à propos de Greer, puisqu’il ne le connaissait pas ? Mais il ne put aller plus loin, la volonté de Neelan de poursuivre la lecture supprimant sa velléité de penser en dehors de lui. Ils lurent la suite :

 

« Je suis entré dans cette équipe grâce au fait que Kershaw avait remarqué dans le Journal Atomique, un article de moi, où je disais que j’avais fait quelques recherches antigravitationnelles dans la ligne d’idées qu’il avait lui-même pour la mise au point de son invention. Ici, je dois dire que les chances que cette découverte ait pu être faite par d’autres savants sont pratiquement nulles, car elle embrasse, dans sa conception, la synthèse de beaucoup trop de branches spécialisées. Tu te souviens sans doute qu’on nous a appris qu’il existe près de cinq cent mille domaines scientifiques spécialisés et que, sans aucun doute, une habile coordination de ces divers champs de connaissances permettrait un nombre incalculable d’inventions nouvelles, mais qu’on ne connaissait aucune méthode de formation intellectuelle qui puisse jamais coordonner une partie de ces connaissances, a fortiori leur totalité[1].

Je mentionne cela pour te faire comprendre toute l’importance du secret. J’ai eu avec Kershaw une conférence nocturne et j’ai été embauché de la façon la plus confidentielle.

Dan, écoute-moi – c’est une nouvelle absolument stupéfiante. Nous avons découvert un moteur qui va plus vite que les rêves. La conquête des étoiles est assurée. Dès que j’aurai fini cette lettre, nous partons pour la constellation du Centaure. Je suis tout ému, je passe de la transpiration au froid glacial rien que d’y penser. Cela veut dire tant de choses. Le monde entier va s’ouvrir à l’homme. Pense à tous ces gens qu’on a menés de force sur Mars, Vénus et leurs satellites – bien sûr, il fallait que ce soit fait ; il faut bien qu’il y ait là des gens qui exploitent les richesses naturelles – mais voici maintenant que nous tenons en main la possibilité de connaître des planètes plus belles, plus agréables à vivre. A partir de cet instant, la diaspora humaine n’aura plus de limites, et on mettra fin à toutes ces luttes ridicules qu’a engendrées la jalousie meurtrière de ceux qui voulaient affirmer leur propriété territoriale. Dorénavant, il y aura une abondance de biens supérieure à la demande.

Mais nous devons aussi être très prudents, car l’Empire d’Isher va trembler sur ses bases, du fait qu’une immigration sans précédent se déclenchera immédiatement et que l’Impératrice Innelda, qui la première comprendra le danger, sera aussi la première à tenter d’anéantir nos efforts. Nous ne sommes même pas assurés que les Fabricants d’Armes appuient cette véritable révolution. Après tout, ces gens-là font partie du « système » ishérien ; ils ont contribué de leurs deniers à la création du système étatique le plus stable qu’ait jamais connu l’instable humanité. Pour l’instant, il vaut donc mieux qu’eux aussi ne sachent pas la trouvaille que nous possédons.

Encore une chose : Kershaw et moi avons discuté de l’effet possible du franchissement d’une distance de plusieurs années-lumière sur mes relations sensorielles avec toi, mon frère jumeau. Il pense que notre vitesse de libération hors du système solaire te procurera la sensation d’une rupture brusque, et il y aura bien sûr aussi le déchirement de l’accélération. Nous...»

 

Neelan s’arrêta sur ce mot. Il avait bien éprouvé ce sentiment de rupture et puis ce déchirement. Alors, Gil n’était pas mort ! Ou plutôt – son esprit s’était mis à fonctionner très vite – Gil n’était pas mort un an plus tôt. A un moment ou l’autre du voyage, Greer avait dû...

Une fois encore, Hedrock parvint à séparer ses propres réactions de celles de sa conscience intégrée à celle de Neelan. « Mon Dieu, pensa-t-il, nous faisons vraiment partie l’un de l’autre. Il éprouve des émotions qui ne peuvent provenir que de choses que moi je connais. Cela se comprendrait si j’étais aussi son frère jumeau, avec lequel il a des correspondances sensorielles. Mais ce n’est pas le cas. Je ne suis qu’un étranger pour lui et nous ne nous sommes rencontrés qu’un seul jour. »

Il s’arrêta sur ce point. Il était après tout possible aux savants étrangers qui utilisaient leurs corps et leurs pensées de supprimer la différence, ou de n’en voir aucune entre Neelan et lui-même, pas plus qu’il n’y en avait entre les jumeaux Neelan. Dans l’ensemble, les structures du système nerveux des hommes étaient assez semblables. Si l’on pouvait « syntoniser » les deux Neelan, on pouvait le faire avec d’autres êtres humains.

Cette fois, ayant réfléchi à la question, Hedrock ne s’opposa nullement à la refonte de leurs personnalités séparées. Il avait l’intention de finir de lire la lettre de Gil, mais celle-ci se brouilla devant ses yeux. Hedrock-Neelan cilla, puis il se leva violemment, avec l’impression d’avoir du sable chaud dans les yeux.

Il s’aperçut qu’il n’était plus dans l’Armurerie et qu’il n’y avait plus, autour de lui, aucune apparence de la cité fantôme. Il se tordit, éprouvant une sorte de tétanisation musculaire, et se rendit compte qu’il était allongé dans un désert rouge sous un énorme soleil. Loin sur sa gauche, il y avait un épais nuage de poussière à travers lequel il distinguait un autre soleil. Celui-là était lointain et plus petit, mais il semblait avoir presque la couleur du sang. Des hommes étaient allongés non loin de lui dans ce monde de sable. L’un d’eux se tourna faiblement : c’était un bel homme solide. Ses lèvres remuèrent faiblement. Il n’émit aucun son, mais, d’une curieuse manière, la façon dont il s’était tourné fit apparaître dans la ligne de vision de Neelan-Hedrock des boîtes, des récipients, des structures métalliques. Hedrock reconnut une aqua-productrice, un garde-manger et un télestat.

— Gil, cria-t-il, interrompant son examen. (Ou plutôt, c’était Neelan qui criait :) Gil ! Gil ! Gil !

— Dan ! répondit une voix.

Et celle-ci semblait venir de très loin, être davantage une idée qu’un son. C’était comme un soupir de fatigue par-dessus la grande nuit qui les séparait. Pourtant, la voix reprit, faible et lointaine, mais claire, s’adressant à Neelan :

— Dan, mon pauvre garçon, où es-tu ? Dan, comment as-tu fait ? Je n’ai pas senti que tu étais si proche de moi... Dan, je suis malade, je meurs. Nous sommes sur une planète fantastique qui va passer tout près d’un des soleils du Centaure. Les tempêtes de sable vont devenir plus terribles, l’air plus chaud... Nous... oh ! mon Dieu !...

L’interruption de la scène fut si brutale que Hedrock la ressentit comme une sorte de brûlure. On eût dit un élastique trop tendu qui se casse. Un nombre considérable d’années-lumière les séparaient. Hedrock se rendit compte que la scène n’avait pas eu vraiment lieu, mais qu’il s’agissait d’une connexion sensorielle entre les deux jumeaux ; l’image de ce monde de cauchemar était sortie des yeux de Gil Neelan.

Ceux qui présidaient à de telles reconstitutions possédaient vraiment un contrôle et une compréhension extraordinaires des êtres humains. Il fallut un long moment à Hedrock pour se rendre compte que Neelan était toujours dans l’Armurerie, froissant la lettre entre ses doigts, des larmes aux yeux. Mais Hedrock pouvait maintenant la voir et finir de la lire :

 

«... Nous serons sans doute complètement séparés pour la première fois depuis notre naissance. Je vais me sentir très seul, très vide. Je sais pourtant que tu m’envies, Dan, en lisant ces mots. Lorsque je pense que l’homme rêve depuis des millénaires de gagner les étoiles et qu’on lui a prouvé des milliers de fois que la chose était impossible – j’imagine donc bien quel peut être, à cette nouvelle, ton état d’esprit. D’autant que le plus aventureux de la famille, c’était toi.

Souhaite-moi bonne chance, Dan, et tiens ta langue.

L’autre moitié de toi-même,

Gil. »

 

Hedrock ne sut pas exactement ni quand ni comment le changement de décor s’était opéré. Il se rendit compte qu’il n’était plus dans l’Armurerie, ce qui ne lui parut pas important au premier abord, car son esprit était tout à la pensée de Gil Neelan et du miracle qui lui avait permis d’entrer en contact avec lui. En quelque sorte, ses tout-puissants geôliers avaient intensifié les liens sensibles entre les deux frères et réalisé une connexion affective par-delà les années-lumière, une connexion d’une incroyable instantanéité. Et c’est comme par hasard que lui, Hedrock, avait été mêlé à ce fantastique déplacement spatio-temporel.

C’était bizarre comme soudain il faisait noir. Puisqu’il n’était plus dans l’Armurerie, il devait logiquement être revenu dans la « cité », ou quelque part sur le navire des êtres qui s’étaient emparés de lui. Hedrock se souleva un peu, ce qui lui permit de se rendre compte qu’il gisait face contre terre. Comme il bougeait, il lui apparut que ses mains et ses pieds étaient pris dans un réseau complexe de cordes. Il devait en attraper des bouts pour se tenir en équilibre, oscillant dans le noir.

Il faisait effort pour conserver son calme, luttant de toutes ses forces pour bien comprendre chaque épreuve distincte. Mais c’en était trop. Il se sentit pris de panique. Il ne se trouvait pas sur un plancher, mais sur une mer de cordages comme dans les entreponts des vieux navires qui sillonnaient autrefois les mers de la Terre, ou comme les rayons d’une gigantesque toile d’araignée. Sa pensée s’arrêta et un froid glacial coula le long de son échine : comme la toile d’une araignée !

Une vague lumière bleue commençait à se manifester autour de lui, et il constata qu’en effet la cité avait disparu. A sa place, il y avait un monde bleu-noir qui ne ressemblait en rien à la Terre, peuplé de kilomètres de toiles d’araignée. Elles semblaient pendre d’un lointain plafond et disparaître dans la lumière indécise, s’étendant dans toutes les directions, s’évanouissant dans la nuit comme les objets d’un monde infernal. Heureusement, au début, elles ne lui parurent pas habitées.

Hedrock eut le temps de rassembler ses esprits pour faire face au plus terrible choc auquel ait jamais dû faire face sa solide personnalité. Il eut le temps de se rendre compte que c’était là l’intérieur réel du vaisseau cosmique et que celui-ci devait forcément avoir des habitants. Très haut au-dessus de sa tête, il y eut soudain tout un léger grouillement. Des araignées ! Il les voyait maintenant fort bien, énormes choses aux multiples pattes, et cette amère constatation le rendit nerveux. Ainsi une peuplade d’êtres à corps d’araignée constituaient la plus belle réalisation de la nature, possédaient la plus grande intelligence de tous les temps, allaient être les maîtres de l’univers entier.

Cette pensée lui sembla avoir séjourné très longtemps dans son esprit, lorsqu’une faible lueur se fixa sur lui, provenant d’une source invisible. Brusquement, un véritable tonnerre de vibrations mentales assaillit son cerveau.

«... Examen négatif... aucune connexion physique entre ces êtres... énergétique seulement... Mais l’énergie a pu augmenter les tensions. Ces connexions ont pu franchir... xxx années-lumière... je crois découvrir qu’il n’existe aucune connexion physique...»

Cela était dit froidement.

« Je ne faisais qu’exprimer mon étonnement, puissant xx... (un nom dépourvu de signification pour lui). Il y a indubitablement dans ce cas un phénomène qui se trouve en étroite relation avec le schéma de conduite de son espèce. Demandons-lui...»

« Homme ! »

Le cerveau de Hedrock, déjà harassé par toutes ces lourdes pensées, s’était mis en veilleuse bien avant cette interpellation directe. Il finit par répondre « oui » d’une voix qu’il croyait tonitruante, mais qui ne produisit qu’un son très faible dans l’immensité bleu-noir et fut immédiatement absorbée par le silence environnant.

« Homme, pourquoi un frère accomplit-il un aussi long voyage pour découvrir ce qui est arrivé à son frère ? »

Un instant, la question le décontenança. Elle semblait se référer au fait que Dan Neelan s’était rendu sur Terre depuis son lointain météore pour découvrir pourquoi la connexion affective entre lui et son frère avait été brisée. Cela semblait une question dépourvue de sens, tant la réponse était évidente. Ils étaient frères, ils avaient été élevés ensemble, ils avaient en tant que jumeaux un type très spécial de relations. Avant que Hedrock ait pu expliquer les très simples éléments de la nature humaine que cela concernait, le gigantesque tonnerre mental retentit de nouveau dans son esprit :

« Homme, pourquoi avez-vous risqué votre vie pour que les autres humains puissent partir à la conquête des étoiles ? Et pourquoi tenez-vous à leur communiquer le secret de votre immortalité ? »

Malgré le triste état de surmenage dans lequel se trouvait son cerveau, Hedrock sentit qu’il commençait à comprendre. Ces êtres supérieurs à forme d’araignée tentaient de comprendre l’affectivité humaine, alors qu’ils étaient eux-mêmes dépourvus de toute capacité émotionnelle. C’était comme s’il s’était trouvé devant des aveugles lui demandant de leur expliquer des couleurs, ou des sourds lui demandant de donner une définition du son. Le principe était le même.

Il possédait maintenant l’explication de ce qu’ils avaient fait. La représentation apparemment absurde de la scène au télestat, entre lui et l’Impératrice, avait pour but de permettre l’observation de ses émotions alors qu’il risquait sa vie dans un but altruiste. De la même façon et pour une raison similaire, la connexion sensorielle avait été établie entre les Neelan et lui. Ils voulaient mesurer et jauger ses émotions au cours de l’action.

Une fois de plus, la clameur inaudible d’une pensée extérieure interrompit les siennes :

« Il est regrettable qu’un des frères soit mort, brisant ainsi la connexion... Cela n’est pas une raison pour renoncer. On n’a pas besoin davantage du frère qui est resté sur Terre, maintenant que nous avons établi une connexion entre notre prisonnier et le frère mort. Une expérience de la plus haute importance est en cours...»

« X-XXX ?! X, déclenchez immédiatement l’opération. »

« Que faut-il faire d’abord ? »

« Remettez-le en liberté, évidemment. »

Il y eut un silence prolongé, puis tout se brouilla. Hedrock, tout à son énervement, ferma les yeux. Lorsqu’il les rouvrit, il constata qu’il se trouvait sur Terre dans l’un de ses laboratoires secrets, celui-là même où le rat géant avait failli le tuer.

 

Les fabricants d'armes
titlepage.xhtml
Van Vogt,Alfred E-[Marchands d'armes-2]Les fabricants d'armes.A4.MOBILE_split_000.htm
Van Vogt,Alfred E-[Marchands d'armes-2]Les fabricants d'armes.A4.MOBILE_split_001.htm
Van Vogt,Alfred E-[Marchands d'armes-2]Les fabricants d'armes.A4.MOBILE_split_002.htm
Van Vogt,Alfred E-[Marchands d'armes-2]Les fabricants d'armes.A4.MOBILE_split_003.htm
Van Vogt,Alfred E-[Marchands d'armes-2]Les fabricants d'armes.A4.MOBILE_split_004.htm
Van Vogt,Alfred E-[Marchands d'armes-2]Les fabricants d'armes.A4.MOBILE_split_005.htm
Van Vogt,Alfred E-[Marchands d'armes-2]Les fabricants d'armes.A4.MOBILE_split_006.htm
Van Vogt,Alfred E-[Marchands d'armes-2]Les fabricants d'armes.A4.MOBILE_split_007.htm
Van Vogt,Alfred E-[Marchands d'armes-2]Les fabricants d'armes.A4.MOBILE_split_008.htm
Van Vogt,Alfred E-[Marchands d'armes-2]Les fabricants d'armes.A4.MOBILE_split_009.htm
Van Vogt,Alfred E-[Marchands d'armes-2]Les fabricants d'armes.A4.MOBILE_split_010.htm
Van Vogt,Alfred E-[Marchands d'armes-2]Les fabricants d'armes.A4.MOBILE_split_011.htm
Van Vogt,Alfred E-[Marchands d'armes-2]Les fabricants d'armes.A4.MOBILE_split_012.htm
Van Vogt,Alfred E-[Marchands d'armes-2]Les fabricants d'armes.A4.MOBILE_split_013.htm
Van Vogt,Alfred E-[Marchands d'armes-2]Les fabricants d'armes.A4.MOBILE_split_014.htm
Van Vogt,Alfred E-[Marchands d'armes-2]Les fabricants d'armes.A4.MOBILE_split_015.htm
Van Vogt,Alfred E-[Marchands d'armes-2]Les fabricants d'armes.A4.MOBILE_split_016.htm
Van Vogt,Alfred E-[Marchands d'armes-2]Les fabricants d'armes.A4.MOBILE_split_017.htm
Van Vogt,Alfred E-[Marchands d'armes-2]Les fabricants d'armes.A4.MOBILE_split_018.htm
Van Vogt,Alfred E-[Marchands d'armes-2]Les fabricants d'armes.A4.MOBILE_split_019.htm